N° 112 – L’image de l’éphémère et de la pérennité, une allégorie visuelle de la connaissance en mutation

En cours de pérégrinations incessantes dans le monde virtuel, je suis tombé sur l’image ci-contre partagée et qui est la base de pensée de ce billet, tant elle est d’une force visuelle saisissante. Elle juxtapose des éléments naturels — le ciel, les nuages — avec un monument composé de pages éparpillées, un ouvrage en train de s’effriter. Ce tableau surréaliste, presque apocalyptique, semble figurer une colonne faite de livres, lentement dévorée par le vent ou les éléments, tandis que les pages se dispersent comme des feuilles mortes. En ma qualité d’acteur documentaire, il m’est impossible de ne pas lire dans cette scène un message symbolique profond qui est celui de la mutation, voire de l’effondrement, des structures classiques de gestion de la connaissance face à la transition numérique notamment.

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Le livre en tant que symbole d’immortalité en proie à l’éphémère

Traditionnellement, le livre est le vecteur par excellence de la transmission du savoir. Sa présence dans cette image n’est pas anodine vu qu’il représente la permanence, l’autorité et la fiabilité des sources documentaires. Mais ici, il est en proie à une désagrégation progressive. On pourrait y voir une analogie avec les institutions documentaires (bibliothèques, archives, musées) autrefois perçues comme les bastions de la mémoire collective. Ce que cet effritement suggère, c’est que même ces piliers, ces « monuments de savoir », ne sont pas à l’abri des forces de l’érosion. Cependant, ce ravinement ne provient pas d’un cataclysme naturel, mais bien d’une transformation structurelle plus subtile, assimilable à la numérisation (digitalisation) en cours. Selon moi, l’image capture, de manière allégorique, la transition de l’écrit matériel à l’immatériel, du support tangible au support digital. Les pages, jadis reliées dans un ordre stable et rassurant, s’envolent, prennent une forme plus volatile, imprévisible, à l’image de la connaissance numérique constamment en révision, restructuration et « recontextualisation. »

Les nuages comme métaphore de l’infonuagique et de la dématérialisation

L’arrière-plan de cette image est dominé par des nuages imposants, tourbillonnants. Cette présence nuageuse, aux contours presque éthérés, évoque immédiatement le concept du cloud computing ou infonuagique, cette révolution technologique qui a démantelé la solidité « stockante » des documents physiques pour les remplacer par des données flottant dans un espace immatériel. Le savoir, autrefois ancré, est désormais devenu fluide, accessible de n’importe où, mais paradoxalement, aussi insaisissable qu’un nuage que l’on tente de saisir à mains nues. Les institutions documentaires se voient confrontées à un défi majeur, à savoir :  comment conserver une place d’autorité quand le contenu même des documents, leur localisation et même leur authenticité deviennent mouvantes ?

La volatilité de la connaissance digitale se traduit par un accroissement du besoin d’expertise en curation, en conservation numérique et en gestion des métadonnées. La transformation numérique oblige les bibliothécaires et professionnels assimilés à adopter de nouvelles stratégies, à restructurer leur rôle, devenant ainsi des guides dans un brouillard informationnel devenu ainsi constant.

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Une nouvelle pérennité sous forme de reconstruction à partir de l’immatériel

Pourtant, tout n’est pas perdu dans ce tableau d’apparente destruction, loin de là. Si l’on regarde de plus près, l’effritement des pages ne signifie pas leur disparition totale. Au contraire, elles semblent se réorganiser, prêtes à renaître sous une autre forme. Peut-être ce vent qui parait les dissiper n’est-il pas seulement un agent destructeur, mais un vecteur de redistribution ?

De ce point de vue, l’image peut être lue comme une métaphore de la transformation des institutions documentaires qui, loin de disparaître, se réinventent pour s’adapter à l’ère numérique. Le monument de papier, avatar d’une Tour de Babel cognitive, s’écroule certes, mais cela ne signifie pas que la connaissance elle-même est en danger. Plutôt, c’est son incarnation matérielle qui change. Les institutions doivent ainsi cesser de se percevoir uniquement comme des gardiennes de documents et d’artefacts physiques et embrasser pleinement leur rôle de médiatrices incontournables et indispensables de connaissances. Leurs fonds numériques, plus qu’une simple « transposition » des collections matérielles, doivent devenir des objets en perpétuelle réinterprétation, des réservoirs dynamiques de savoir, d’autant plus que l’intelligence artificielle se propose comme un moyen formidable de réaliser cette (r)évolution paradigmatique, comme cela a été traité par ailleurs dans ce blog.

Du gardien à l’orchestrateur de connaissance

En tant que bibliothécaires, archivistes, documentalistes…, donc gestionnaires de savoirs, il nous incombe désormais et plus que jamais de repenser la mission de nos espaces professionnels. Nous ne sommes plus seulement les gardiens de contenus figés, mais les orchestrateurs d’un écosystème informationnel où la fluidité prime sur la fixité. À l’image de ces livres qui, dans la tempête des nuages, semblent se désagréger pour mieux se transformer, nous devons accepter que le savoir, pour survivre, doit être prêt à changer de forme, y compris dans le plus ou moins lointain futur, avec des formats et supports qui seront réinventés. Cette flexibilité, loin de nous affaiblir, doit être perçue comme une force qui est celle de rendre le savoir accessible, réorganisé, recréé en fonction des besoins de nos publics. Le défi pour nos lieux documentaires sera d’assurer la cohérence et la continuité de toute nouvelle forme cognitive. Comment garantir que les pages dispersées, ou fragments numériques d’information, ne perdent pas leur sens lorsqu’ils sont extraits de leur contexte originel ? Comment naviguer dans ce maelström de données tout en maintenant une éthique documentaire rigoureuse ?

Vers une renaissance numérique

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Ainsi, cette image, à la fois saisissante et troublante, n’est pas uniquement l’hypothétique reflet d’une défaite du livre face à la révolution numérique. Elle est, en réalité, le symbole d’une mue, d’une renaissance potentielle. La connaissance, comme les nuages, est destinée à se métamorphoser, à se déplacer, mais jamais à disparaître. Ce que nous voyons ici, ce n’est pas l’oubli, mais la promesse d’une réorganisation, d’une redéfinition du rôle même des structures documentaires. Loin d’être dépossédées, ces institutions ont devant elles une opportunité inédite qui est celle de se réimaginer et de demeurer ou devenir les architectes d’un savoir dans lequel chaque fragment, chaque « page envolée », trouve sa juste place dans un réseau de sens en perpétuelle construction. L’image de cet édifice de papier, dans son éclatante déstructuration, nous rappelle donc notre responsabilité en tant que gestionnaires documentaires. Il ne s’agit pas de résister au vent du changement, mais de l’anticiper, de le comprendre, de le dompter, pour qu’à la fin, chaque fragment dispersé puisse, à nouveau et toujours, raconter une histoire plus vaste, plus inclusive et plus résiliente. Ne pas adopter l’attitude démissionnaire, donc stérile, des constructeurs de tour inachevée, mais celle de ceux qui, comprenant la nature métamorphe de la connaissance, persévèrent à son œuvre d’amélioration continuelle au bénéfice du vivant.

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