N° 98 – Discours sur la souveraineté numérique à l’aune de la pratique documentaire

Né dans le courant des années 2000, le concept de souveraineté numérique a fini de s’ancrer dans les consciences soucieuses d’une plus grande démocratie du numérique commun. Des initiatives, du genre à remettre en cause la prédominance jugée conglomérale et extranationale des géants du numérique (les plus en vue), ont fini de faire leur lit de revendications, inspirant beaucoup de stratégies d’indépendance numérique à l’échelle des nations, voire plus. Le propos ici, n’est pas de ressasser la dimension revendicatrice accompagnant la notion de cybersouveraineté, mais de réfléchir à « haute voix », sur ce que pourrait ou devrait être la participation des acteurs de la profession documentaire au mouvement.  Comment jouer notre partition dans le concert idéaliste de la souveraineté numérique, mais pas sous les ordres d’un activisme mariné aux sauces politique et juridique.

Partons du postulat que la notion de souveraineté numérique est une question d’identité, qui elle-même se prolonge en souci de patrimonialité et de visibilité pour une personne productrice digitale, qu’elle soit physique ou morale. Cette affirmation suffit à légitimer l’action d’un professionnel de l’information documentaire, quant à la promotion de l’idéal d’indépendance numérique. En effet, conserver et communiquer des ressources sont le diptyque indémodable de nos métiers, que ces ressources soient de nature analogique dans des espaces physiques ou numériques dans des espaces virtuels. L’ambition sera donc de contribuer à imprégner d’identité des contenus numériques, en ligne ou hors-ligne, pour en garantir un caractère d’univocité.

Quelles postures ? Quels dispositifs ?

L’un des éléments les plus fondamentaux d’identification de l’origine ou du thème d’une ressource en ligne sur le Web est son adresse, et plus particulièrement l’extension de terminaison de cette adresse. (.eu .sn .com .org .net, etc.). Appelée « Top-Level-Domain » (TLD), ou nom de domaine de premier niveau, cette terminaison d’adresse peut renvoyer à un pays spécifique ou à une région (continent par exemple) et entrer ainsi dans la famille des TLD nationaux ou Country-Code-Top-Level-Domains (ccTLDs) en anglais.

Notre premier levier d’action peut se situer à ce niveau de TLD national, avec une volonté toute simple qui est d’attribuer, de manière systématique, une extension « pays » à nos dispositifs d’accès en ligne (portail documentaires, dépôts institutionnels, descriptions de fonds d’archives, OPAC, catalogues muséographiques, etc.). Ce sera le lieu de collaboration avec les bureaux de gestion et d’enregistrement de domaines nationaux ou NIC (Network Information Center) qui sont exclusivement habilités à attribuer ces extensions dans le pays concerné.

Un autre levier d’action peut être le nommage de fichiers qui est fondamental dans l’environnement numérique. Outre les règles de nommage qui font autorité, exemple des normes ISO-9660 et son extension Joliet, on pourrait ajouter à cela une disposition qui rende univoque l’origine de production d’un fichier, qu’il soit en ligne ou non. Une règle nationale qui imposerait à tout producteur de contenu, de nommer ses fichiers avec un préfixe renvoyant au pays, en utilisant les codes ISO 3166-1 (alpha-2 en deux lettres ou alpha-3 en trois lettres). En pratique, cela a été fait en 2017 lors de notre programme institutionnel de numérisation concernant des documents originaires d’une cinquantaine de pays africains, où chaque fichier était nommé avec un préfixe ISO alpha-3 (exemples ci-dessous, respectivement avec une arborescence de fichiers pour Madagascar et Djibouti)

Pour l’application de pareille disposition à l’échelle du pays, un consensus professionnel national, chapeauté par une agence bibliographique nationale ou autre structure de même nature et portée, pourrait suffire en l’absence d’une législation formelle toute somme souhaitable.

Penser aussi à y reproduire le modèle de la norme ISAD(G) de description archivistique en son champ « Identifiant » et plus particulièrement sa forme hiérarchisée qui verrait une préfixation à deux niveaux avec codes respectifs : pays/producteur/ (« producteur » remplaçant ici le lieu de conservation). Pour les types de documents concernés, ce seront ceux : produits dans le pays, portant sur le pays ou produits par des nationaux (personne physique ou morale) et reçus par un service documentaire local qui procéderait au renommage de fichier selon la règle consensuelle ou normative ainsi adoptée.

Plus-values

Ce que la hiérarchisation pourrait apporter comme avantage à ce niveau, surtout pour les ressources en ligne, serait une « Webolocalisation » de tout contenu numérique, du global au local et se matérialisant par un nommage nivelé.

Autre avantage qui entre en droite ligne de l’indépendance digitale serait la mesure statistique de la présence d’un pays dans l’écosystème numérique, une bibliométrie cybernétique qui servirait d’orientation à bien des politiques de gouvernance numérique, comprise comme levier de développement et outil stratégique en la matière. En guise d’exemple de mesure, la requête Google « site:.sn » affiche 12 200 000 résultats, contre 1 300 résultats sur Google scholar dédié à la recherche de la littérature savante, un écart astronomique qui doit pousser à rendre davantage la technoscience institutionnelle locale plus visible sur les réseaux numériques.

Accompagnement technologique et logiciel

Pareille ambition doit s’accompagner d’un support technologique, une souveraineté infrastructurelle et logicielle sur lesquelles repose nécessairement la souveraineté numérique.

D’un point de vue infrastructurel, il faudrait favoriser l’acquisition et le développement quantitatif et qualitatif de « Data center » nationaux, avec toute la vigueur promotionnelle requise. Attirer les acteurs socio-économiques locaux, y compris les gestionnaires documentaires et de données, pour y faire héberger nos plateformes, leur attribuer des noms de domaines nationaux, et surtout veiller à ce que ces adresses soient pérennes à l’image des PURL.

datacenter

D’un point de vue logiciel, dynamiser et promouvoir le développement d’applications endogènes plus à même de répondre aux besoins spécifiques locaux, notamment la possibilité de conserver et donner accès des contenus informels. Adopter, formater localement les codes source ouverts ou coder à partir de zéro selon des cahiers de charge locaux. Nous sommes devenus dépendants de la technologie et donc de ceux qui la contrôlent, insistons sur nos développeurs locaux pour des partenariats qui permettent de mener à bien l’ambition de contribuer à la souveraineté numérique. Cela passe par la mise à disposition de codes informatiques qui en fin de compte, sont peut-être les seuls régisseurs des technologies numériques qui nous gouvernent (Code is Law).

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