Les objectifs d’une numérisation peuvent aller de soi pour un professionnel ou une professionnelle de la gestion du savoir qui est à même d’évaluer, à sa juste mesure, la valeur multidimensionnelle d’un produit de connaissance. On peut mentionner deux objectifs fondamentaux, à savoir : numériser pour conserver et préserver, et numériser pour micro ou macro-diffuser.
Préservation
Une des finalités est donc de conserver une ressource numérique en guise de mémoire pour les générations futures. Il s’agit tout d’abord d’une préservation du support numérique qui est généralement un fichier informatique et donc, par ricochet, de son contenu qui est l’information fixée sur ce fichier. Il peut s’agir aussi de préserver l’accès au contenu quand il s’agit d’un fichier informatique disponible en ligne. Dans ce cas précis, il faut veiller à ce que le chemin qui mène au fichier soit toujours ouvert, ce qui implique que la ressource soit sur un serveur en bon état et que le protocole utilisé pour y accéder soit correct. Ces deux dimensions de la préservation sont capitales, étant entendu qu’elles ont un seul effet commun qui est de permettre à ces ressources d’être vues, consultées, exploitées, quelles que soient les temporalités qui entrent en jeu. En effet, pour qu’il y ait démocratisation de l’accès à l’information et aux connaissances en Afrique, il faut que les contenus soient sauvegardés et surtout accessibles de manière pérenne.
C’est le lieu de revoir sans doute les rôles et missions des établissements nationaux à caractère patrimonial que sont les Archives, Bibliothèques et Musées nationaux africains qui, pour la plupart, n’ont pas fait de mue significative dans l’appropriation de la réalité numérique. Il leur faut mettre en place, par exemple, des dispositifs de transposition des caractères du dépôt légal analogique aux documents numérisés et d’archivage de ces derniers, en veillant au respect de leur intégrité, authenticité et disponibilité et en les gardant intelligibles et exploitables sans limitation de durée (Archives nationales de France 2018). Cela permettra de remplir cet objectif de préservation pour le long terme, qui participe de la fabrique continue des identités nationales prises séparément et d’une identité panafricaine dépassant ces clivages de type national.
Dans une perspective privée, il est à envisager pour les structures concernées, de mettre en place des systèmes d’archivage électronique et plus précisément des coffres-forts numériques, pour préserver ces ressources et l’accès aux informations sensibles qu’elles peuvent renfermer.
Diffusion
Comme deuxième face d’une même pièce de monnaie, la diffusion des ressources numérisées a autant de poids que leur préservation. Elle a même quelque part une importance plus reconnue, car elle vulgarise des savoirs méconnus, accroissant ainsi leur visibilité à des niveaux d’audience insoupçonnés, tant les réseaux numériques ont pris les attributs d’autoroutes de l’information et de la connaissance. La combinaison des protocoles de l’Internet (IP) et du web hypertextuel (HTTP), qui constituent l’épine dorsale de l’échange de documents (Diouf 2016), a fini de mailler le monde des connaissances, construisant un vaste cerveau mondial de neurones numériques et de hubs synaptiques. L’Afrique n’est pas en reste, même si sa part de ce réseau demeure relativement faible en termes de quantité. La mesure de cette quantité, en utilisant les outils d’analyse du trafic web et de métré des dispositifs de fourniture de connaissances scientifiques tels que OpenDoar et OpenRoar, peut en attester. Ces deux derniers dispositifs se donnent le but de répertorier tous les dépôts institutionnels et autres bibliothèques numériques en libre accès du monde scientifique et académique à un échelon global.
Bibliothèque numérique et dépôt institutionnel
Les bibliothèques et les dépôts institutionnels sont les outils privilégiés de diffusion. Ils sont soutenus par un écosystème logiciel riche et varié et de plus en plus sophistiqué tout en étant libre d’utilisation (Dspace, Invenio, Omeka, etc.). Ils sont présents en Afrique, mais généralement dans le monde académique, mais trop peu sont encore visibles dans le trafic web mondial, alors qu’ils sont un moyen de diffusion et de vulgarisation de la ressource numérisée, tout en remplissant aussi une mission de conservation. L’enjeu est de démocratiser la pratique de la vulgarisation numérique par ce biais, en sortant du sentier académique et scientifique pour prendre en compte les ressources numériques issues des savoirs traditionnels. Il ne s’agira ni plus, ni moins de bâtir des bibliothèques numériques à fort contenu d’ordre culturel et traditionnel, à l’image du projet Manioc qui a pour objet la Caraïbe, l’Amazonie, le Plateau des Guyanes et les régions ou centres d’intérêt liés à ces territoires. Avec des milliers de documents, Manioc contribue à la valorisation du patrimoine et à la constitution de la mémoire de demain, en s’inscrivant dans une démarche de libre accès et en mettant en avant une attitude partenariale susceptible d’assurer sa pérennité (ROAR 2010). Pour réussir ce genre d’initiatives, l’Afrique doit aussi s’inscrire dans la dynamique de partenariat en ce sens, en favorisant la diffusion de ses savoirs sur des plateformes fédératives plutôt que sur des plateformes locales dont la maintenance est souvent éphémère et dont la pérennité est très fragile (Andro et Tröger 2013). En guise d’exemple de bibliothèques numériques, on peut mentionner le projet MATRIX et ses composantes que sont African Language Materials Archive (ALMA), qui propose des documents numériques en langues africaines, et African Online Digital Library(AODL) qui donne accès à des contenus multimédias africains, dont des manuscrits. D’autres exemples sont accessibles dans le guide de ressources en ligne sur l’Afrique élaboré par l’Université Standford[7] et accessible par pays et par thème. L’Afrique a une opportunité de développer encore plus ce qu’on pourrait appeler des « logosthèques » numériques construits à partir des termes grecs « Lógos » et « Thêkê », pour signifier des lieux de conservation et de prêt/consultation de la parole fixée sur support au-delà des bibliothèques sonores actuelles. Une autre opportunité également est de développer des artothèques, terme déjà utilisé par ailleurs dès 1961, avec l’inauguration de la première du genre en France par André Malraux (ENSSIB 2013), pour manifester les lieux d’expression documentaire de tous les arts intrinsèquement africains, mais sous format numérique. Cela contribuerait à faire de ce continent, le lieu de « création » d’une bibliothèque du XXIe siècle qui détiendrait, en quantité, un des composants particuliers sous forme de contenus non conventionnels et qui se chargerait de construire tout l’environnement de normalisation et de pratique documentaire professionnelle, en adaptant également les outils logiciels déjà disponibles.
Droit d’auteur
La diffusion des ressources dans le monde numérique a une autre implication et pas des moindres. En effet, s’y appliquent comme dans le monde analogique, les dispositions ayant trait au droit d’auteur. Il est à préciser une bonne fois pour toutes que la numérisation elle-même ne pose pas problème dans ce cas, mais c’est la diffusion et la dissémination qui en découlent qui sont assujetties aux réalités de la propriété intellectuelle. L’enjeu pour l’Afrique est de se doter de politiques cohérentes à ce niveau, en trouvant un juste équilibre entre la nécessité d’un mutuel enrichissement par l’échange ouvert interne de savoirs endogènes et la nécessité de protéger les auteurs et auteures de ces savoirs contre le piratage culturel et la spoliation savante. C’est le lieu de mettre à contribution les instruments internationaux en matière d’encadrement du droit d’auteur, en les adaptant à un contexte continental pas si vierge que ça en la matière. Des entités comme l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) de nature francophone, ou encore l’African Regional Intellectual Property Organization (ARIPO) d’obédience anglophone ont (depuis les années 1970) pour mission, entre autres, de mettre en œuvre et d’appliquer les procédures administratives communes de protection de la propriété industrielle, littéraire et artistique africaine.
En ce qui concerne plus spécifiquement le savoir traditionnel, certains pays africains ont des législations qui couvrent ce type de savoir et l’idéal serait d’avoir une uniformisation au niveau du continent des origines. Ce serait formidable que dans la majorité des États africains, par exemple, une loi identique sur les droits d’auteurs serve de bouclier au savoir traditionnel, en incluant le folklore et toutes ces déclinaisons dans la liste des œuvres littéraires et artistiques admissibles à la protection du droit d’auteur normal (EIFL 2011). Cela permettrait de protéger ces représentations sociales, en générant même des revenus pour les individus et communautés qui en ont l’apanage, grâce à de potentielles redevances. Toutefois, il faut éviter que ce droit d’auteur ne soit une chape de plomb. Il importe, pour ce faire, de garder à l’esprit que l’articulation des savoirs locaux et autres savoirs africains plus considérés comme formels, avec le numérique, doit s’inscrire dans la mouvance des communs, avec une multi-manifestation axée sur la philosophie du « libre ». Une philosophie qui se caractérise comme étant :
[…]un mouvement actuel d’ouverture des ressources numériques : les logiciels libres, le libre accès à l’information, le partage des données, l’écriture collaborative, le Copyleft et les licences Creative Commons. Cette ouverture des « communs de la connaissance » porte la promesse de briser des barrières qui semblaient infranchissables, de mettre en lumière ce qui semblait voilé (Mboa Nkoudou 2015, 7).
Un état d’esprit et axe d’action indispensables à l’Afrique, outre la facilitation de sa visibilité cognitive, pour résorber quantitativement le gap numérique relatif aux contenus partagés sur les réseaux numériques, dont elle est encore créditée de la portion la plus faible.