N° 95 – Enjeux de la numérisation en Afrique. 2, Enjeux théoriques

Les enjeux théoriques sont importants dans ce contexte d’espace périphérique, souvent présenté comme devant rattraper un retard, parce qu’il est notamment hors d’une « Histoire-Écriture » qui est elle-même à la base de fixation et de légitimation des mémoires centriques. Ils font référence, en plus d’une propension à l’existence née de ce déni d’Histoire, au souci d’accessibilité, à la manifestation de la pluralité culturelle et à l’exigence de vaincre le sous-développement qui se manifeste lui-même par un archaïsme qu’il faut extirper de la marche administrative des États africains.

Affirmation d’existence en le faisant savoir

La numérisation peut donc être prise comme un raccourci, afin de fixer, par des images d’aujourd’hui, des mots du passé qui s’est déjà construit et d’un futur qui se construit avec le présent. Dans un contexte africain, les mots ont été majoritairement et plus souvent volatiles, c’est-à-dire oralement suspendus dans l’air, bien que fixés de façon plus ou moins longue dans les mémoires personnelles, donc sujettes à l’extinction biologique irréversible. Ils ont été moins souvent fixés dans les mémoires écrites ou encore dans des mémoires technologiques analogiques, notamment audiovisuelles qui sont très vulnérables si elles sont mal conservées. La numérisation devient ainsi un moyen de se construire une Histoire qui satisfait aux normes édictées par un Centre à l’autoréférence proclamée, tout en préservant une authenticité de fait. L’enjeu est donc de susciter une dynamique de la périphérie africaine dans un mouvement de numérisation qui se particulariserait en fonction des sociétés qui la composent et des activités humaines qui y ont cours. De plus en plus, notre être se numérise si l’on prend en compte le temps passé à se connecter à des outils numériques et à s’interconnecter virtuellement entre humains par le biais de ces outils. L’Afrique n’échappe pas à ce constat, bien au contraire. Il devient alors évident que, pour exister, il faut investir cet espace virtuel expansif, qui a fini de transformer en profondeur notre façon d’appréhender le monde. Il faut que l’Afrique enrichisse sa posture d’écriture déjà existante, bien que jugée faible, par une posture numérique pour fixer le message oral ou artistique, non pas par l’habileté manuelle, mais par la graphie et la copie numérique dont les formats émulateurs pourront pérenniser son accès.

Visibilité partout et pour tous

L’accès est un deuxième point de l’enjeu théorique de la numérisation. Sans cette conversion, pas de volatilité ni d’ubiquité de l’information et de la connaissance, donc un accès restreint au plus petit nombre, voire un non-accès du tout. Imaginons que nous puissions mettre sur la place publique tous les savoirs enfouis dans les armoires et tiroirs de bureau, les cases-bibliothèques et les valises, nous verrions sans doute que la préhistoire supposée congénitale de cette périphérie africaine n’est que pure fiction. Ces savoirs seront plus visibles lorsqu’ils seront codifiés en mode binaire et accessibles sur des disques portables ou en ligne, leur forgeant ainsi une armure d’ubiquité numérique contre un éventuel déni d’existence. La simultanéité d’accès aux connaissances numérisées vient renforcer le mode de délivrance des messages tel que conçu en Afrique. Jadis, des tambours ou des tamtams et des crieurs publics permettaient d’atteindre plusieurs personnes à la fois. Le numérique multiplie les possibilités. Ce ne sont plus des dizaines d’individus, mais des millions de gens simultanément atteignables dès que la ressource numérique est mise en réseau, notamment avec sa version la plus achevée qui est actuellement le web et sa déclinaison plus socialement marquée qu’est le Web dit 2.0, sans oublier le foisonnement des dispositifs de messagerie instantanée matérialisés dans les applications de téléphonie mobile. La numérisation doit se comprendre ainsi comme un outil de transformation de matières premières permettant de se doter d’une caisse de résonnance de ces ressources locales naturellement méconnues et quelques fois artificiellement ghettoïsées par l’inaction humaine.

Affirmation de la diversité culturelle

La numérisation des savoirs de cette périphérie véhiculés dans des langues locales ou vernaculaires promeut ces éléments de civilisation en leur offrant un outil d’expression. La manœuvre ne sera pas d’essayer de suppléer les langues impérialistes qui dominent dans le monde et qui sont issues du Centre, mais de revendiquer le droit d’exister et de se rendre visible au-delà des cercles restreints qui les ont vus naître. Ce faisant, elles se donnent aussi le moyen de se pérenniser dans des mémoires virtuelles et d’être potentiellement des objets d’étude scientifique qui participeront à cette pérennisation. Il en est de même de tout l’art localement constitué et qui véhicule toute une architecture cognitive qu’il est important d’appréhender pour mesurer à sa juste valeur le poids culturel de tels objets. La numérisation en 3D permet, par exemple, de redonner vigueur au message « ésotérique » véhiculé par ces objets qui pourront être visionnés simultanément partout dans le monde par une galerie accessible en ligne. La numérisation se trouve être ainsi un maillon premier d’une chaîne d’ouverture vers le monde et ses particularismes sociétaux de diverses origines.

Levier de développement économique et social

Les sociétés de cette périphérie ont une relation particulière avec la nature qui est source de vie et de survie. Pour s’alimenter, se soigner ou encore s’abriter, il a fallu développer un corpus de savoirs et de connaissances pour tirer profit de cette nature tout en la préservant, autrement le cercle vertueux se romprait au grand dam de ces sociétés. Ces connaissances, si elles sont maintenues et transmises sans altération, sont des leviers certains pour asseoir un progrès à caractère économique, parce que cette nature doit être comprise comme une bibliothèque à découvrir, où chaque espèce est un livre avec plusieurs chapitres (Aberkane 2015). La numérisation de ces savoirs, fixés ou non fixés sur support tangible, permet donc de constituer une bibliothèque palliative à la nature, tout en les rendant accessibles au plus grand nombre, et devient ainsi un maillon essentiel de la construction d’une économie de la connaissance. Cela est d’autant plus intéressant que des industries lourdes localement transformatrices sont inexistantes ou faiblement développées en Afrique, ce qui fait que les populations développent des systèmes de transformation à petite échelle et artisanale qui impactent un tant soit peu sur leur vécu. Une ingéniosité qui reste toutefois confinée dans les cercles culturels de terroirs et de groupes ethniques d’où il leur est difficile d’avoir une incidence sur des espaces nationaux plus vastes. Si la numérisation de ces savoirs se fait avec une vulgarisation des produits en aval, cela pourrait inspirer des opérateurs et opératrices économiques ou des investisseurs et investisseuses locaux appuyés par des scientifiques et des techniciens et techniciennes hautement qualifiés (biologistes, nutritionnistes, etc.), avec lesquels une collaboration pourrait produire de tels dispositifs de transformation grandeur nature, tout en favorisant le développement de compétences mutualisées, qui pourraient elles-mêmes alimenter des curricula éducatifs.

Modernisation des États et gestion de la documentation administrative

Héritiers d’un passif colonial depuis une soixantaine d’années en moyenne, la plupart des États africains sont confrontés à un problème de modernisation de leur administration publique bien que des initiatives programmatiques pour réaliser ce vœu de modernisation aient été prises. Le cas du Sénégal est très illustratif de ces générations successives de réformes. En atteste, un décret officiel portant sur la création d’un comité de modernisation de l’administration publique (2017), lui-même subdivisé en sous-comités thématiques. De pareilles initiatives sont très louables et même nécessaires, parce que, quoi qu’on en dise, la modernisation d’un État est un processus continu « pour adapter ses valeurs, ses principes, son organisation, ses méthodes et ses pratiques aux mutations sociales, technologiques, économiques et politiques, de même qu’à des exigences citoyennes de plus en plus fortes » (République du Sénégal 2017). Cependant, cette modernisation ne peut se réaliser pleinement sans une gestion réglementaire et technique de la documentation administrative sous toutes ses formes en impliquant les professionnels et professionnelles de la documentation. La bonne gouvernance érigée en leitmotiv passe forcément par cela et doit faire la part belle à la satisfaction du citoyen qui est la raison d’être d’un État. Ce dernier ne doit pas rencontrer d’obstacles de type documentaire dans ses rapports avec l’administration publique en cas de besoin. Beaucoup de citoyens et de citoyennes croupissent en prison faute de procès, lesquels souffrent aussi d’une gestion documentaire défectueuse dans les établissements judiciaires. D’autres sont confrontés au problème d’acquisition de pièces d’État civil du fait d’un éloignement géographique entre leur lieu de naissance et celui de résidence. Certains meurent dans des hôpitaux à cause d’un défaut de suivi d’affections précédentes traitées dans ces mêmes hôpitaux. La liste est longue d’exemples de ce type, où la démocratie citoyenne est agressée, sans compter la difficulté d’accéder à certaines informations publiques utiles aux activités civiles. La numérisation de cette documentation contribuerait à rendre possible la prise en compte du besoin citoyen et à faire admettre que « les notions de démocratisation du patrimoine, de diffusion collective et de mise à disposition au plus grand nombre caractérisent une définition de bien commun, entendu comme un bien public dont chaque citoyen peut disposer » (Boutet et Roudaut 2012, 5). Cette vision quelque peu philosophique de la numérisation va influer forcément sur les postures à adopter quant à l’utilisation d’un bagage numérique (processus et outils) en contexte de périphérie. Il ne faut pas faire simplement comme tout le monde, mais donner un sens concret à tout projet de ce type. Du moment que la périphérie doit elle aussi exister sur le plan des connaissances à faire valoir, il ne suffit plus de se cantonner à l’usage classique du produit numérisé (préservation, substitution progressive au produit imprimé et diffusion souvent restreinte et sélective). Il faut également veiller à le faire « exploser » par une vulgarisation réelle pouvant générer de plus grandes possibilités d’utilisation profitables au plus grand nombre. Cela passe par une bonne identification et compréhension des enjeux pratiques qui font d’une numérisation à grande échelle un projet à succès, plus particulièrement dans un contexte périphérique

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