Un livre, une séance de dédicaces, et l’envie de partager une lecture nécessaire
Ce texte prolonge une présentation que j’ai eu l’honneur d’offrir lors d’une séance de dédicaces consacrée à « Entretiens avec Gemini » de Pape Samba Kane. Je m’étais alors engagé dans une lecture analytique complète, chapitre par chapitre, en couvrant chacun des vingt-quatre volets du livre. Au programme : l’histoire des technologies, les imaginaires qu’elles véhiculent, les enjeux politiques et moraux, l’Afrique et sa place dans la nouvelle géopolitique numérique. Cette présentation détaillée (plus technique, plus structurée, plus systématique) sera publiée dans un autre journal en ligne. Je mettrai le lien ici dès qu’elle sera accessible.
Si j’ai choisi d’en parler ici, c’est parce que ce livre fait partie de ceux qui ne se contentent pas d’ »informer » : il bouscule, inspire, inquiète parfois, mais surtout, il outille. Il le fait d’une manière que j’estime essentielle pour nos métiers (bibliothécaires, documentalistes, archivistes, gestionnaires de l’information et du savoir sur un large spectre) mais également pour toutes celles et ceux qui, en Afrique, cherchent à comprendre ce qui se joue réellement derrière l’irruption planétaire de l’intelligence artificielle.
Une forme littéraire rare : un dialogue où l’intelligence artificielle est pleinement un personnage
L’une des premières surprises en ouvrant « Entretiens avec Gemini » est la forme choisie : un dialogue continu, presque un théâtre d’idées, où les voix de Pape Samba Kane et de Gemini (le modèle conversationnel de Google) se mêlent, s’opposent, se corrigent et parfois se dérangent.
Ce livre n’est ni un essai classique, ni un manuel sur l’IA. Ce n’est pas non plus un récit autobiographique. Il s’agit d’une longue conversation à bâtons rompus, construite par un journaliste africain dont la plume mêle mémoire, culture, ironie, colère et tendresse, face à une machine qui répond avec sa logique encyclopédique, ses listes nettes, ses définitions calibrées.
Ce dispositif ne fonctionne pas comme un gadget : il crée une dramaturgie intellectuelle. On y voit la machine hésiter, se tromper, oublier des éléments majeurs (comme le Kama Sutra dans une liste sur les grands corpus érotiques !), confondre des noms dans l’épisode fameux des « Cinq de Cambridge« , ou encore se perdre dans ses propres formulations. On y voit surtout l’humain reprendre la main, rectifier, challenger, exiger la nuance.
C’est un livre où l’on teste l’IA à même le texte, et où les failles deviennent autant d’indices sur son fonctionnement interne. Rare, en littérature africaine, est l’ouvrage qui met ainsi la machine « sur la table », comme un objet d’étude, presque comme un personnage de roman.
Entre l’enquête et le plaidoyer : comprendre l’IA tout en défendant la souveraineté africaine
Au-delà du dispositif formel, « Entretiens avec Gemini » repose sur deux mouvements profonds qui se superposent en permanence.
Le premier est une vaste enquête sur l’intelligence artificielle, sa genèse, ses ruptures historiques, ses implications quotidiennes. Le livre navigue librement entre divers sujets. Parmi ceux-ci, on trouve notamment : la fraude académique, la géopolitique numérique, la justice algorithmique, la médecine prédictive, les SALA (systèmes d’armes létales autonomes), la diplomatie assistée par machines, les dérives morales, les cuisines sénégalaises et les cubes qui façonnent nos goûts. Rien n’est hors sujet, car l’IA est omniprésente.
Le second mouvement est plus profond encore : c’est un plaidoyer pour une Afrique qui refuse d’être un simple décor dans l’histoire mondiale de la technique. L’auteur pose, explicitement ou non, des questions essentielles :
D’où viennent les normes ?
Qui écrit les récits technologiques ?
Qui collecte les données ?
Mais surtout, qui tire réellement le bénéfice de ces récits ?
Ce double mouvement de compréhension et de résistance donne au livre son caractère politique sans jamais sombrer dans l’idéologie. Il ne s’agit pas de brandir l’IA comme miracle, ni comme menace absolue, mais de rappeler une vérité simple : la technologie, comme la littérature, constitue un champ de pouvoir. L’Afrique n’a pas vocation à rester spectatrice dans ce champ de pouvoir.
Un livre exigeant mais accessible : pédagogie, humanisme et honnêteté intellectuelle
Une des forces de ce livre réside dans sa capacité à être à la fois lisible pour le grand public et utile aux spécialistes. Gemini formule des réponses structurées, presque prêtes à l’emploi, qui pourraient servir de support pédagogique dans un cours d’initiation à l’intelligence artificielle. Mais, l’auteur veille à ne jamais perdre le lecteur dans les concepts : il ramène constamment la discussion vers des enjeux concrets, locaux, humains.
Loin de tout catastrophisme, l’ouvrage adopte une posture lucide : l’IA est tour à tour une opportunité, une menace, une loupe grossissante sur nos contradictions, un miroir où l’humanité se regarde sans fard. Les chapitres consacrés au travail, à la santé, à la mort, à l’amour, à l’au-delà, aux terroirs culinaires ou aux régimes politiques ne cherchent pas à donner des réponses définitives : ils invitent à poser les questions pertinentes.
Ce livre se révèle profondément humaniste. Il a été écrit par un journaliste qui croit encore au pouvoir de l’esprit critique, et à notre capacité à apprivoiser les technologies au lieu de les subir.
Un trésor pour les professionnels de l’information : comment ce livre éclaire nos métiers
En tant que professionnel de l’ingénierie documentaire, j’ai immédiatement lu « Entretiens avec Gemini » comme un objet double : un texte littéraire, certes, mais également un modèle pour nos pratiques.
Tout d’abord, parce que l’IA y est abordée comme un objet documentaire à part entière. Le livre montre comment historiciser l’IA, comment la contextualiser, comment l’inscrire dans des corpus narratifs, politiques, culturels. Cette approche constitue une méthodologie implicite pour construire des collections, des bibliographies, des dossiers thématiques ou des ateliers pédagogiques dans les bibliothèques et centres documentaires.
Ensuite, parce que l’IA y apparaît comme un coauteur assumé. Le modèle d’IA est nommé, daté, interrogé, mis en scène et parfois corrigé en direct. Cela ouvre un champ immense pour la description et la traçabilité, notamment en posant la question de comment citer une IA. Comment la désigner en vedette dans une pratique de description et d’indexation ? Comment intégrer la transparence dans les politiques d’usage académique ? PSK montre, par l’exemple, ce que pourrait être une « citoyenneté documentaire » de l’IA.
Enfin, le livre met en lumière les biais de l’IA : ses oublis, ses lacunes, ses angles morts. Ces biais sont inséparables des nôtres. Qu’est-ce qui manque dans les corpus ? Quels sont les auteurs absents ? Quelles sont les cultures invisibles ?Les questions de souveraineté documentaire, de représentativité et d’inclusion sont omniprésentes.
Ce livre, sous sa forme ludique, est en réalité un manuel de littératie numérique déguisé.
Ce que ce livre change pour nos institutions documentaires
On comprend vite, en le lisant, que « Entretiens avec Gemini » peut devenir un outil précieux pour tous nos espaces : bibliothèques, centres de documentation, archives, médiathèques…
Il montre comment aborder l’intégrité académique à l’heure des IA génératives. Les chapitres sur la fraude peuvent servir de base pour rédiger des chartes, former des étudiants et des enseignants, ainsi que pour construire des modules d’éducation à la transparence algorithmique.
Il rappelle la nécessité d’une souveraineté documentaire africaine : collecter, documenter, préserver les corpus locaux ; prendre part à l’entraînement des modèles sur les langues africaines ; être acteur de la gouvernance des données et non simples gardiens de serveurs.
Il propose un modèle de médiation culturelle et numérique. Chaque chapitre peut devenir une séance de formation, un club de lecture ou un débat public.
Il éclaire enfin notre positionnement professionnel. Le sous-titre du livre, « Surhommes hyperconnectés contre analphabètes technologiques », n’est pas une formule gratuite : il nous rappelle que l’humilité et l’exigence doivent aller ensemble. Il ne s’agit pas d’un rejet systématique, ni de fascination aveugle, mais d’une posture d’usage critique, documentée, maîtrisée à adopter.
Un livre-monde, un livre-défi, un livre-outil
Au bout du compte, « Entretiens avec Gemini » n’est pas un ouvrage élémentaire « sur » l’IA. Ce livre est lui-même un dispositif expérimental. Une scène où l’humain confronte la machine. C’est une invitation à transformer nos espaces documentaires en lieux vivants de dialogue entre savoirs humains et intelligences computationnelles.
Cette œuvre montre qu’un Africain peut prendre la parole sur les technologies globales en refusant la posture du consommateur passif. Elle prouve aussi que l’IA peut devenir un outil de réflexion, d’écriture, de critique, et même d’émancipation, si l’on prend soin de documenter ses limites autant que ses possibilités.
Ce livre affirme, en substance, que l’Afrique n’a pas à attendre qu’on la consulte : elle peut interroger, contredire, proposer, réécrire, renverser, bref, participer pleinement.
C’est sans doute la raison pour laquelle cette œuvre, au-delà de ses qualités littéraires, constitue un jalon significatif dans notre manière de penser l’IA : un jalon africain, situé, ancré, lucide et profondément humain.
Ce livre n’est pas seulement “sur” l’IA, il est lui-même un dispositif documentaire expérimental qui montre comment dialoguer, contester et apprivoiser l’IA, …à partir de l’Afrique.



