N° 121 – Les cinq lois de Ranganathan à l’épreuve du XXIᵉ siècle et de ses technologies cognitives

Ce billet aurait pu également s’intituler “Pour une refondation (africaine) de la médiation documentaire à l’ère de l’IA” par exemple.

En effet le constat est que l’accès au savoir n’est plus conditionné par la bibliothèque comme lieu ni par le bibliothécaire comme passage obligé. Les technologies intelligentes permettent désormais aux usagers d’explorer directement des corpus, de dialoguer avec les textes et de construire leurs propres parcours de connaissance. Dans ce contexte, la médiation documentaire se déplace : elle ne consiste plus seulement à donner accès, mais à garantir le sens, la fiabilité, le contexte et la souveraineté des savoirs. L’enjeu, pour les bibliothèques (africaines), est alors de se repositionner comme des infrastructures cognitives capables d’accompagner ces usages autonomes tout en protégeant la diversité culturelle, linguistique et intellectuelle face à des systèmes algorithmiques conçus ailleurs. C’est à la lumière de ces transformations que ce billet propose une relecture critique des cinq lois de l’illustre Ranganathan, afin d’en évaluer la portée, les limites et les possibles prolongements dans l’environnement technologique contemporain.

Introduction : relire Ranganathan sans nostalgie

Les “Five Laws of Library Science” formulées par S. R. Ranganathan en 1931 constituent l’un des socles théoriques les plus durables de la bibliothéconomie mondiale. Elles ont traversé les mutations techniques du XXᵉ siècle (microformes, informatisation, bibliothèques numériques) sans jamais perdre leur portée normative. Mais le XXIᵉ siècle introduit une rupture d’une autre nature : l’accès autonome, algorithmique et immersif au savoir, rendu possible par l’intelligence artificielle, le Web sémantique, la réalité virtuelle (RA/RV), l’Internet des objets (IoT) et les technologies décentralisées.

La question n’est donc plus de savoir si les lois de Ranganathan sont “encore valables”, mais à quel niveau elles doivent désormais être relues : celui de l’éthique, non plus celui de l’outil (Gorman, 2015 ; Lankes, 2011).

1ère loi, “Books are for use” : du livre-objet au flux cognitif

Ranganathan rompait avec la bibliothèque-temple pour affirmer que le livre n’a de sens que dans l’usage. Cette intuition demeure fondamentalement juste. Toutefois, le livre n’est plus l’unité pertinente du savoir. Aujourd’hui, le savoir circule sous forme de :

  • fragments sémantiques : (unités minimales de sens extraites d’un document, indépendantes de sa forme matérielle et mobilisables isolément dans des systèmes numériques),
  • embeddings vectoriels : (représentations mathématiques du sens permettant aux machines de comparer, rapprocher et raisonner sur des contenus textuels au-delà des mots exacts),
  • graphes de connaissances : (structures reliant concepts, entités et relations pour modéliser le savoir sous forme de réseau intelligible et exploitable par des systèmes intelligents),
  • résumés générés à la demande : (synthèses dynamiques produites automatiquement par des systèmes d’IA à partir d’un corpus, adaptées au contexte, au niveau et aux besoins immédiats de l’usager).

Avec l’IA générative, un élève peut explorer en profondeur un ouvrage au programme de son cycle éducationnel sans jamais l’ouvrir matériellement. L’objet-livre est remplacé par une fonction cognitive. De ce point de vue, la loi reste valide si l’on remplace book par unité de connaissance, mais elle deviendrait caduque si elle reste attachée à l’objet.

Cette évolution rejoint la vision de Tim Berners-Lee sur le Web sémantique : le futur du savoir repose sur des relations intelligibles, non sur des documents isolés (Berners-Lee et al., 2001).

2ème loi, “Every reader his/her book” : la fin du lecteur stable

Cette loi repose sur une conception classique du lecteur : un individu conscient de son besoin, exprimant une requête explicite, or, les systèmes intelligents bouleversent cette logique. L’IA reformule les besoins, anticipe les intentions, propose des parcours non linéaires. Dans des environnements de réalité virtuelle ou augmentée, l’usager n’interroge plus un catalogue, il habite un espace de savoir (Bailenson, 2018). Le lecteur devient alors un explorateur cognitif, un co-producteur de connaissances et parfois simple observateur de recommandations algorithmiques. Cette loi conserve une dimension éthique (respect de la singularité), mais perd sa dimension opératoire. L’utilisateur se trouve privé de sa liberté de choix, de navigation sans influence, risquant même d’être submergé de “bruit” dans sa quête documentaire et donc d’avoir du mal à trier en faisant un distinguo rapide en bonne graine et ivraie.

3ème loi, “Every book its reader” : quand l’algorithme supplante la médiation

Cette loi est aujourd’hui largement réalisée… hors de la bibliothèque. Les moteurs de recommandation, les graphes de similarité et les modèles de langage relient contenus et profils de manière plus rapide et plus fine que les dispositifs traditionnels. Un livre enrichi par l’IoT, doté de métadonnées actives et connecté à Internet, peut (1) signaler sa pertinence, (2) s’auto-contextualiser, (3) dialoguer avec l’usager. Le livre trouve ainsi son lecteur sans médiation humaine. C’est ici que se pose une question critique, bien analysée par Shoshana Zuboff (2023) : qui contrôle les systèmes qui orientent l’accès au savoir ?

C’est un rôle dévolu traditionnellement au professionnel “humain” qui peut exceller dans une diffusion sélective de l’information (DSI), avec le profilage en amont de l’usager destinataire. Une DSI basée elle-même sur une faculté d’indexation analytique. Cette fonctionnalité est aussi gérée par les systèmes documentaires actuels avec les propositions de documents connexes, elles-mêmes issues de la démarche de recherche de l’utilisateur. Le contrôle ou semi-contrôle est donc toujours de mise dans  le cadre classique de médiation non algorithmisé.

4ème loi, “Save the time of the reader” : une loi accomplie… jusqu’au risque

L’IA excelle à faire gagner du temps avec les synthèses instantanées, les réponses directes, la suppression des détours cognitifs entre autres avantages. Mais comme le souligne Luciano Floridi (2014), l’infosphère n’est pas neutre en ce sens que l’optimisation du temps peut appauvrir la compréhension. La bibliothèque avait aussi une fonction invisible qui était de ralentir, contextualiser, mettre en tension les sources.  Le nouvel enjeu n’est plus de sauver le temps du lecteur, mais de préserver la profondeur épistémique du savoir, c’est-à-dire, la capacité d’un contenu à être compris dans ses fondements, ses contextes, ses sources et ses implications, au-delà d’une simple réponse immédiate ou utilitaire. Le temps passé en salle de lecture, le temps d’animation en bibliothèque qui peut concerner l’invitation d’un auteur à venir présenter son œuvre et/ou en faire exercice de controverse avec d’autres, sont autant de moyens de s’imprégner d’épistémè pure.

5ème loi, “Library is a growing organism” : la loi prophétique

C’est la loi la plus actuelle. La bibliothèque n’est plus un lieu, mais une plateforme, un écosystème, une infrastructure cognitive qui intégre aujourd’hui : l’IA générative, la blockchain probatoire (Lemieux, 2016), le Web3, la RA/RV, les archives immersives en cadre de bibliothèque patrimoniale par exemple, les bibliothèques cognitives souveraines qui emploient des dispositifs de génération d’informations contextualisés sur des corpus locaux et en temps réel (RAG). Cette vision rejoint celle de David Lankes pour qui, les bibliothèques ont pour vocation de favoriser la création de connaissances au sein des communautés (Lankes, 2011). En contexte africain plus que tout autre, cette évolution est stratégique tant elle conditionne la souveraineté cognitive, la maîtrise des savoirs locaux et la résistance à la dépendance informationnelle.

Où nous situons nous bibliothécaires, héritiers de Callimaque ?

Depuis Callimaque de Cyrène, le bibliothécaire est un organisateur du chaos du savoir. Mais le chaos est désormais algorithmique. Le bibliothécaire contemporain devient potentiellement un architecte cognitif, un curateur de savoirs augmentés, un ingénieur de médiation IA, un garant éthique des systèmes de connaissance, un conservateur de la fiabilité informationnelle, etc. Une litanie de qualificatifs qu’il faut, sans doute et de plus en plus, ajouter à nos cartes de visite professionnelles pour rester dans l’air du temps et éviter une exclusion/abstraction de l’employabilité qui soit liée à un archaïsme dorénavant accroché à notre appellation classique qui défie pourtant le temps. Ces postures sont déjà observables dans la littérature (Borgman, 2017 ; Cox & Corrall, 2013).

Conclusion : vers une sixième loi implicite

Ranganathan n’est pas dépassé ; il doit être augmenté. Ses cinq lois ont été pensées dans un monde où le savoir était rare, localisé, matériel, et où la médiation humaine constituait une condition quasi incontournable de l’accès à l’information. Or, les technologies contemporaines ont profondément modifié cette équation. L’accès est désormais immédiat, massif, souvent désintermédié. Mais cette abondance nouvelle ne garantit ni la compréhension, ni la fiabilité, ni le sens. C’est dans cet écart entre accès et compréhension que se situe aujourd’hui l’enjeu central des bibliothèques. Plus la technologie rend l’usager autonome, plus elle rend nécessaire une médiation consciente, capable d’éclairer les conditions de production du savoir, de rendre visibles les logiques algorithmiques, de contextualiser les contenus et d’en préserver l’abysse/assise cognitive. Là où l’outil promet efficacité et rapidité, la médiation rappelle la nécessité du recul, du doute, de la pluralité des points de vue. Dans ce contexte, on peut formuler une sixième loi implicite, non écrite mais devenue indispensable :

toute technologie du savoir appelle une médiation consciente.

Non pour freiner l’innovation, mais pour l’inscrire dans une responsabilité intellectuelle, sociale et culturelle.

Pour les bibliothèques africaines, cette loi prend une dimension particulière. Elle engage une réflexion sur la souveraineté cognitive, la place des savoirs locaux, la maîtrise des infrastructures informationnelles et la capacité à ne pas subir des modèles technologiques conçus ailleurs. La bibliothèque du futur n’y sera ni un simple espace de stockage, ni un simple point d’accès à des plateformes globales, mais une infrastructure critique de sens, un lieu (physique ou symbolique) où s’organise la médiation entre technologies puissantes et sociétés en quête de savoirs utiles, situés et durables.

Relire Ranganathan aujourd’hui, ce n’est donc pas le célébrer comme un héritage figé, mais le prolonger comme une pensée vivante, capable d’accompagner la bibliothèque dans sa transformation la plus décisive : celle qui la fait passer d’un lieu d’accès au savoir à un acteur central de la gouvernance du savoir.

Bibliographie (APA)

  1. Bailenson, J. (2018). Experience on demand: What virtual reality is, how it works, and what it can do. WW Norton & Company.
  2. Berners-Lee, T., Hendler, J., & Lassila, O. (2001). The Semantic Web. Scientific American, 284, 29-37. https://doi.org/10.1038/scientificamerican0501-34.
  3. Borgman, C. L. (2017). Big data, little data, no data: Scholarship in the networked world. MIT press.
  4. Cox, A. M., & Corrall, S. (2013). Evolving academic library specialties. Journal of the American Society for Information Science and technology64(8), 1526-1542.
  5. Gorman, M. (2015). Our enduring values revisited: Librarianship in an ever-changing world. American Library Association.
  6. Lankes, R. D. (2011). The atlas of new librarianship. The MIT Press.
  7. Lemieux, V.L. (2016) Trusting Records: Is Blockchain Technology the Answer? Records Management Journal, 26, 110-139. https://doi.org/10.1108/RMJ-12-2015-0042.
  8. Ranganathan, S. R. (1931). The five laws of library science. Madras Library Association (Madras, India) and Edward Goldston (London, UK).
  9. Richmond, S. Luciano Floridi. The 4th Revolution: How the Infosphere is Reshaping Human Reality. Oxford: Oxford University Press, 2014. http://kmhj.ukma.edu.ua/article/download/73965/69407/0 .
  10. Zuboff, S. (2023). The age of surveillance capitalism. In Social theory re-wired (pp. 203-213). Routledge.

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