N° 101- Le défi de l’employabilité lié au rapport entre l’IA et la profession documentaire

À la suite du billet précédent, l’exercice auquel je me livre dans le présent post a plus trait aux implications de l’immixtion de l’intelligence artificielle (IA) en termes d’emploi dans la profession documentaire. Sachant que l’IA, telle qu’elle se présente aujourd’hui et qu’elle se présentera dans le futur, exercera encore plus quantitativement, peut-être pas mieux qualitativement, des rôles traditionnels qui nous sont dévolus jusque-là. Cela pourrait être une menace pour la survie de l’employabilité dans notre secteur professionnel, voire au-delà, avec la question de la pérennité même de nos métiers dans leur composante stricto humaine. L’activité telle qu’elle est incarnée séculairement par des générations d’humains, depuis l’époque de Callimaque de Cyrène, emblématique bibliothécaire et catalogueur africain (libyen) du IIIe siècle av. J.-C à la bibliothèque de l’Alexandrie antique où il succéda à Zénodote d’Éphèse.

Est-ce pertinent de se poser cette question, sachant que depuis l’adoption et l’adaptation des outils technologiques et numériques dans notre métier,  beaucoup de pratiques sont informatisées et automatisées sans pour autant les bibliothèques, les centres de documentation et autres services d’archives ne se voient désertés par l’agent humain exerçant les missions et rôles attendus à ce niveau ?

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Dans l’article précédent, je faisais état de la possibilité permise par l’IA de pouvoir renforcer nos propres capacités en termes de pratiques documentaires, notamment celles concernant des opérations purement techniques comme la description bibliographique, l’indexation analytique et systématique, l’analyse de contenu, l’élaboration de plans de classement, etc.  Si l’utilisation de l’IA se cantonne uniquement à ce caractère formatif, il ne présentera aucun problème quant à notre employabilité initiale et continue, elle resterait tout au plus un excellent outil de développement professionnel et personnel autonome. Un formidable compagnon d’aventure praticienne comme le sont nos logiciels documentaires actuels.

Cependant, la technologie d’IA est d’un tout autre calibre et ses dispositions en la matière se renforceront continuellement au fil du temps. Outre la vitesse de traitement, qui est déjà une donne éprouvée, nul doute que le spectre d’actions de l’IA s’élargira au fur et à mesure que sa caractéristique de Machine Learning et son aptitude de NLP (Traitement Automatique du Langage naturel) se développeront. Cela pourrait lui donner des possibilités de traiter des documents en lots, par exemple, sous forme d’échanges (Import-Export) de données descriptives. En d’autres termes, que l’IA puisse s’autonomiser dans le domaine du traitement intellectuel des documents avec une précision chirurgicale qui ne nécessiterait pas une étape de vérification-qualité post-traitement par l’humain. Il est permis de croire à pareille évolution et donc d’anticiper d’éventuels soucis professionnels à ce niveau, en adoptant une approche de gestion des risques, si tant est que nous ayons, un jour venant, l’obligation de nous en référer exclusivement à l’IA dans nos structures documentaires.

Et qu’elles seraient ces éléments de gestion des risques à prendre en compte pour que le défi de l’employabilité et du chômage puisse être surmonté ?  

Pour le moment, il est évident que l’intelligence artificielle ne peut pas, par exemple, faire un travail de description biographique de A à Z de manière autonome, même si dans un prompt, il lui est indiqué comme base de référence un identifiant pérenne comme l’ISBN, à partir duquel elle aurait pu décrire de manière autonome le livre correspondant. En effet, il faut lui suggérer les informations de contexte que sont les autres éléments de description et leur valeur (Auteur « X », Titre « Y », Collection « Z », etc.), pour qu’elle puisse procéder correctement et précisément à ladite description de cette monographie de type livre, dans le format qui lui est spécifié (MARC21, UNIMARC, ISBD, MARCXML…)

 Il est évident que ce type d’opérations, concernant des documents publiés commercialement, ne pose de challenge particulier, vu que cette possibilité d’ingérer automatiquement des notices bibliographiques dans un système de gestion intégré de bibliothèque (SIGB) est déjà possible avec les protocoles d’import de données Z3950 ou SRU/SRW qui ne sont pas encore obsolètes. Toutefois, il faut toujours avoir en tête que le catalogage desdites notices est toujours d’origine humaine, avant leur mise à disposition dans un entrepôt de notices d’où elles peuvent être moissonnées à distance.

La gestion de risques liés à l’employabilité se situe donc au niveau de l’opération initiale de description qui verrait, par exemple, un outil d’IA pouvoir cataloguer en une seule opération, toute une collection de documents à partir d’une liste cumulée de leur identifiant pérenne comme l’ISBN, l’ISSN.

Gérer pareil potentiel risque consistera à se focaliser sur des types de ressources qui n’entrent pas dans le cadre du processus de publication traditionnelle, plus ou moins commerciale, où les ressources se voient attribuer les fameux identifiants cités supra. Se garantir un maximum de gage de sécurité à ce niveau serait de se concentrer sur un type particulier de connaissances explicites que constitue la littérature grise et sur les connaissances tacites. J’insiste particulièrement sur ces dernières, qui doivent nous inciter à développer des compétences pour pouvoir :

  • les capturer, que ce soit en entreprises, en communautés culturelles localisées, en organisations associatives, etc.
  • les formater en produits cognitifs structurés

En d’autres mots, voir comment construire des corpus de documents primaires, à partir de ces connaissances tacites nativement non universalisées et de nature intangible, pour être la matière première sur laquelle nous nous baserions pour continuer d’être des bibliothécaires et documentalistes actifs, avec nos capacités intellectuelles humaines indépendantes d’un probable impérialisme de l’IA à ce niveau.

Ceci est d’autant plus pertinent dans un contexte africain où nous avons encore tout à créer, eu égard à la masse considérable de connaissances tacites à collecter et à rendre disponible selon des standards bibliothéconomiques et documentaires. En effet, avec le fort taux d’analphabétisme dans les langues de l’enseignement formel et qui concerne plus ou moins la moitié de nos populations nationales, il y a une bonne part de production cognitive qui est continuellement perdue et qui peut constituer de la plus-value, une part considerable de capital humain, dans nos perspectives nationales de planification et d’aspiration développementales.  Je plaidais pour cela, il y a quelques semaines, lors d’une animation scientifique tenue à l’Université de Dakar par un laboratoire doctoral de l’école de bibliothécaires, archivistes et documentalistes (EBAD), école qui a vu naître ma vocation professionnelle, où je mettais l’accent sur l’importance de nous consacrer, encore plus et mieux, à la gestion des connaissances tacites issues du cru. Voir le support de presentation ci-dessous :

https://www.slideserve.com/embed/12176501

La nécessité de surmonter le challenge de pouvoir recueillir ces connaissances, pourrait être un apport considérable dans la construction de notre développement national et c’est là où notre rôle en tant que professionnel de l’information doit encore plus se faire sentir. Formater ces connaissances pour les rendre plus explicites et les intégrer dans les collections de nos bibliothèques. À ce propos, l’IA pourra être un allié de taille en adoptant ses outils pour transformer ces connaissances tacites en connaissances explicites, sous forme, par exemple, de monographie textuelle ou bien de document audiovisuel. Cela implique, faut-il le rappeler, un défi de formation et de développement de capacités personnel qu’il faut à tout prix essayer d’intégrer dans nos curricula de formation initiale, mais aussi dans nos dispositifs de formation continue professionnelle. Pouvoir élaborer des modèles de bordereau de saisie de données bibliographiques fondé sur des standards incontournables de description, comme les formats MARC, que ce soit du MARC21 ou de l’UNIMARC, par exemple.  Un outil comme ChatGPT est très intéressant pour bâtir de tels modèles qui permettront à un catalogueur d’avoir à portée de main, des bordereaux de saisie ou Template, qu’il suffira juste de paramétrer dans un SIGB ou un logiciel de bibliothèque numérique classique.

Encore une fois rappelé, la matière première en termes de contenus est infinie et couvre tous les secteurs d’activités de nos écosystèmes socioéconomiques (connaissances tacites). Il en est de même de la littérature grise produite dans nos entreprises, nos universités et centre de recherche scientifique, qui est à l’origine localement constituée et donc peu probablement décrite ailleurs. Il nous incombe de nous charger de ce capital intellectuel humain et de la considérer comme gage d’une exclusivité de pratique descriptive tout aussi humaine. Prenons juste l’exemple des milliers de thèses soutenues dans des universités d’Afrique et conservées dans leurs bibliothèques universitaires, il est fort peu probable de trouver des notices bibliographiques de ces écrits académiques dans des entrepôts de données internationaux, ou dans une bibliothèque académique française, américaine, britannique ou australienne. Il est donc plus concevable que la description de ces documents se fasse dans les bibliothèques de leur dépôt originel et de leur conservation, avec une prestation humaine, sachant qu’a priori un algorithme d’IA ne pourra pas, du moins pour le moment, procéder de manière autonome au catalogage de pareille production purement locale et dépouillée de tout élément d’identification internationale standardisé en amont. C’est dans ce type d’opportunités que nous autres professionnels de l’information documentaire, pouvons trouver une niche pour nous garantir, encore une fois, une soupape de sécurité quant à la pérennité de notre employabilité initiale et la préservation de nos emplois courants.

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